Retour sur l’expérience du partenariat entre la compagnie Libre d’Esprit, les Eclaireuses et Eclaireurs du groupe Paul Emile Victor, le Secours Populaire et la Coopérative Motra
L’essentiel :
Avril – juin : 3 fois 1 semaine de résidence de la compagnie Libre d’Esprit (5 artistes) + 1 photographe à Gravelines, dont 1 semaine à la maison à caractère social de l’association Alefpa : ateliers mobilisant de 15 à 25 jeunes résidents de l’Alefpa, des Eclaireuses, des adhérents des Maisons de quartier, et répétitions pour préparer le Festival d’Avignon et le Village Copain du Monde du mois d’août.
Juillet : accueil sur une journée de 40 jeunes du camp des EEDF au Festival d’Avignon : visite de la ville, découverte de 3 pièces de théâtre et participation à la soirée de la Région Hauts-de-France au Village du Off.
Août : présentation d’une programmation culturelle de 3 spectacles et 3 films, en tout 13 représentations dans le LoupGarou Théâtre mobile et création d’un spectacle inédit, Les Martyrs, avec 80 jeunes du Village des enfants « Copain du Monde » pour un total de 670 spectateurs dans le LoupGarou – 400 spectateurs pour la représentation des Martyrs.
EEDF et le Village international : Depuis 1989, Le groupe des Eclaireuses et Eclaireurs de France Paul Emile Victor (mouvement de scoutisme laïque) se mobilise tout au long de l’année pour faire exister un camp d’été ouvert aux enfants du monde. Au départ, ce fut l’accueil d’une dizaine d’enfants des campements de réfugiés sahraouis. D’année en année, l’organisation s’est développée pour aujourd’hui accueillir plus de 35 nationalités : Palestine, Liban, Israël, Pologne, Turquie, Guinée Conakry, Sénégal, Togo, Ukraine…) mais également les enfants du territoire orientés par le Secours Populaire (plus de 300 enfants accueillis /an).
Une ambition : Révéler des artistes du Village des enfants « Copain du Monde »
L’histoire a commencé le 26 août 2018 lorsque Christian Hogard, responsable des Eclaireuses et Eclaireurs du groupe Paul Emile Victor, secrétaire de la fédération du Nord du Secours Populaire et initiateur du Village international des enfants « Copain du Monde » de Gravelines, rencontre au Parc de la Villette le metteur en scène Nikson Pitaqaj lors d’un passage à Paris avec une délégation de jeunes mineurs isolés. De leur échange ressortent deux constats qui marqueront les orientations d’un projet qui prendra de fil en aiguille une dimension inattendue.
De ces 29 années, malgré l’énergie que provoquent ces rencontres, aucun artiste n’a émergé et ce Village reste un évènement local tout en ayant une portée internationale, tant symbolique qu’en termes de coopération concrète.
Pour Nikson Pitaqaj, c’est une histoire qui pique : « Le Kosovo a pu être sauvé de l’horreur et des projets d’extermination de Milosevic et de son équipe parce que les artistes du pays se sont positionnés, appuyés par les journalistes. ». D’autre part : « C’est le théâtre qui m’a sauvé. A mon arrivée en France, j’aurais pu sombrer dans la violence. Je me suis assis dans une salle de répétition et j’ai regardé, écouté, je me suis retrouvé sur une scène alors que je ne savais pas dire un mot en français ».
L’anniversaire des 30 ans de la chute du mur de Berlin et des 30 ans de la déclaration des droits de l’enfant devait donc ainsi être une année charnière pour poser les bases d’un projet anniversaire, propice au bilan, à la remise en question. Dans le même temps, il y avait pour tous une urgence à témoigner des drames individuels de ces jeunes réfugiés, à réveiller les consciences de ceux qui tombent dans la facilité du bouc émissaire, à faire entendre qu’une autre voie est possible.
Une résidence artistique dans une Maison d’Enfants à Caractère Social (MECS)
Issus de Guinée Conakry, du Togo, d’Albanie…, ils ont fui des massacres, des menaces, traversé la mer, les frontières, en suivant le flot, ils ont atterri à Lille, Dunkerque ou Calais, dans la rue puis dans un commissariat… Mineurs, ils ont pu être pris en charge par les services sociaux, et le réseau associatif et partenarial du Nord les a conduits à se faire embarquer dans l’aventure du Village des enfants Copain du Monde. Le projet de résidence et d’implication des jeunes dans un projet de construction d’un spectacle a été accueilli à bras ouverts par la direction et l’équipe d’encadrants de l’Alefpa de Gravelines. Il a donc commencé par l’hébergement à domicile de l’équipe artistique pendant une semaine au mois d’avril. Une semaine de vie commune sur le temps des vacances avec les jeunes a été déterminante pour démarrer le projet.
A côté des ateliers de menuiserie et de peinture s’est institué un rendez vous artistique le matin puis l’après midi, après les repas pris ensemble. Un espace de liberté contrôlé « Je suis venu parce que je n’étais pas obligé », « On danse bientôt ? », « Pourquoi on tourne ? », les jeunes sont venus par curiosité et ont révélé des talents insoupçonnés de leurs éducateurs. Ils se sont mis à lire, à danser, à chanter. Les paroles se sont déliées. Les nuits d’insomnie sont devenues des soirées de confidences. Pour une partie de l’équipe artistique, ces journées ont été la découverte de la portée que peut prendre un texte quand il rencontre l’histoire d’un enfant qui a connu l’abandon, la peur, la violence extrême. En une semaine, des graines ont été plantées dans les esprits de ces enfants en construction. En passant par Dostoïevski, Václav Havel, la danse, la mise en distance, ce sont des échanges sur la religion, la tradition, le passage à l’acte, la démocratie qui ont été mis au centre par les jeunes eux mêmes.
Pour la direction de l’Alefpa « C’était un timing parfait, inespéré, vous êtes arrivés au bon moment, nous venions de recevoir un appel du procureur, certains des gamins avaient commencé à se faire embarquer dans des trafics. », « Nous avons découvert d’autres enfants, ce projet nous conforte dans les perspectives de changement que nous voulons mettre en place dans l’établissement. ». La confiance, l’espace laissé à l’imprévu dans une institution, permet de faire exister des projets ambitieux.
Une résidence artistique dans la ville pour réinventer des ponts
Pour la 2ème semaine de résidence, avec la complicité de la ville de Gravelines, c’est dans le quartier dit du « Petit Fort » que l’équipe a posé ses valises. Hébergée dans les chambres dédiées aux séjours sportifs du complexe Sportica, les clefs de la Maison de quartier de l’association Atouts Ville lui ont été confiées, et l’ancien théâtre devenu salle commune d’activités a été mis à disposition. Avec le soutien de Cécile Vasseur, artiste plasticienne et pédagogue, salariée d’Atouts Ville, militante des droits de l’enfant, ce sont plusieurs ateliers qui se sont développés : scénographie, dessin, écriture, théâtre associant les jeunes de l’Alefpa, le noyau dur des Eclaireuses et Eclaireurs et des adhérents des Maisons de quartier. « Nous laissions les portes ouvertes pour que les curieux passent leur tête, certains semblaient regarder ces jeunes avec méfiance, mais de les voir rire et danser, c’était entraînant. Une petite fille s’est imposée dans la répétition, son frère et ensuite son père ont suivi, ils sont revenus le lendemain ».
Pour la semaine du mois de juin, c’est le quartier dit « des Huttes » qui était envahi, aux fidèles du début se sont ajoutés de nouveaux curieux. Même s’il devenait difficile de répéter dans la petite salle de la petite maison de quartier, l’accueil chaleureux et le foisonnement de propositions, de la vidéo au dessin tout en continuant la danse et le théâtre, ont réuni pour cette dernière semaine une telle diversité de participants que le projet imaginé au départ devenait un prétexte, un déclencheur pour plein d’autres. « Nous avons rencontré Rebecca aux Huttes, elle nous a parlé de son atelier de danse et d’ergothérapie avec des personnes handicapées, nous l’avons invitée à nous rejoindre sur le projet de création du mois d’août, elle a eu tout de suite plus de dix danseurs partants pour l’aventure ».
« Nouvel éducateur arrivé dans l’établissement, je n’étais pas certain d’arriver à tenir les jeunes en haleine au départ de la compagnie, mais la mission de construction de 30 drapeaux sur des panneaux de bois et la dimension symbolique et politique qu’on lui avait donnée m’a permis de préserver un groupe de travail, nous y avons consacré plus d’une centaine d’heures, les jeunes y ont travaillé après les cours, les soirs, les week ends ».
Une invitation dans le saint des saints, un autre pont franchi
Profitant du camp de vacances à Couteron, les Eclaireuses et Eclaireurs ont emmené leur groupe de 40 jeunes, répondant à l’invitation de la compagnie Libre d’Esprit, de venir découvrir Avignon et son festival.
La première expérience de spectateur pour grand nombre d’entre eux, y compris les adultes accompagnateurs, a été un baptême d’autant plus marquant qu’il s’est accompagné de la découverte du foisonnement de la ville et de son festival, fait de fête, de musique, d’artistes intempestifs.
Représentants de Gravelines aux côtés du Maire, ils ont participé à la soirée de la Région Hauts-de-France au Village du Off.
La première pierre était posée de ponts possibles entre le Nord et le Sud, entre Avignon et Gravelines, entre le Secours Populaire et le Festival Off.
Un Village international envahi par la culture, des artistes intimidés, des habitants aussi
Après Avignon, c’est finalement un autre festival qui commence à la Ferme Daullet de Gravelines. Déjà les conteneurs, les tentes, l’équipe des 40 bénévoles est au turbin, la boutique solidaire a installé ses étals, il est temps de sortir de son écrin le LoupGarou Théâtre pour que le village éphémère soit digne de recevoir les plus de trente délégations de jeunes venues d’Afrique, d’Asie, d’Europe.
La coopérative Motra avait prévu 10 représentations avec 2 compagnies en plus de la compagnie Libre d’Esprit. Mais la boîte magique, comme l’avait surnommée les enfants sahraouis, avait fait son effet. Embarqué par l’énergie et l’émerveillement des enfants comme des aînés, Kamel, le conteur, ne pouvait plus s’arrêter de conter, Lina, comédienne de 76 ans, ne pouvait plus s’arrêter de danser, Philippe et son spectacle sur les enfants de la Creuse était piégé autant par les enfants que leurs parents dans des discussions sur l’adoption et la différence.
Alors que Nikson et le reste de la troupe devaient faire face à des répétitions qui chaque jour mobilisaient de plus en plus de participants, la construction du spectacle ralliait sournoisement les villageois à son oeuvre. Les appels sur les réseaux sociaux pour constituer la panoplie des 80 costumes, la construction des décors, impliquaient les habitants, bénévoles de la boutique solidaire, comités d’entreprise ou communauté Emmaüs.
Symboliquement, l’histoire du spectacle Les Martyrs, autant sur scène que dans les coulisses, est ainsi devenue une histoire universelle, l’histoire d’un couple déchiré, séparé par la vie, le déplacement, l’histoire de familles qui cherchent à se rassembler même si des ponts se transforment en grilles puis en murs, l’histoire d’enfants qui se cachent dans un cercueil pour défier la vigilance des gardes frontières, l’histoire d’un père qui manque de tuer son propre enfant parce qu’il ne le reconnait pas. Présentée dans la grande salle de la ville, la scène de la citadelle Vauban, elle a ouvert le village à la ville et a permis aux artistes comédiens, musiciens, chanteurs de plus de 20 nationalités différentes de partager une émotion intense devant 400 spectateurs restés quelque peu pantois devant cette proposition artistique hors du commun.
« Cette expérience m’a obligé à dévoiler, revenir sur mon passé. Invité sur scène, aux côtés de ces jeunes enfants réfugiés, alors que j’avais le même âge à mon arrivée en France, je ne pouvais plus faire autrement que d’être moi aussi un témoin. Mon parcours est devenu ici plus qu’ailleurs une force pour démontrer que l’humanité se construit par la différence, l’humain a besoin de voyager, rien ne pourra l’en empêcher, il n’y a qu’à regarder les oiseaux. Tous les jours les inégalités se creusent, voyager c’est pour beaucoup une histoire de survie ».
« A la fin du spectacle, beaucoup sont venus me parler de ce que cela leur évoquait de leur histoire de famille, les histoires de la 2nde guerre mondiale, le mur de Berlin évidemment,… mais aucun n’a évoqué le mur de Calais. Il est étrange de constater que même si on lui tend le plus grand des miroirs, l’humain refuse de se regarder ».
Il a fallu plusieurs jours, plusieurs soirées pour que les langues se délient et que l’effet de la représentation retombe. Les questions sont arrivées, les anciens ont alors réalisé que l’histoire sur scène était aussi l’histoire de leurs enfants d’adoption, que l’histoire la plus terrible était aussi celle de Mara, de Jaurès ou de Mamadou, ou celle d’Alice qui ne peut plus marcher et de tous ces jeunes qui ne savent pas où ils dormiront ou danseront dans quelques semaines.
L’aventure est intense, mais elle ne peut s’arrêter là. Aujourd’hui, les débats font rage pour savoir si oui ou non les jeunes mineurs isolés ont le droit d’être aidés, si les handicapés ont leur place dans une école de danse, si les loups ont le droit d’exister, et les élections municipales se préparent. L’équipe artistique en ressort avec la conviction que c’est à cet endroit que la culture doit être aujourd’hui, à l’endroit où des associations agissent, construisent et reconstruisent sans cesse des îlots d’humanité, de démocratie, de solidarité, de transmission de valeurs. A l’endroit où s’invente l’éducation populaire du 21ème siècle.
1er septembre 2019
Aurélie Foltz –– présidente de la SCIC Motra
Nikson Pitaqaj –– Directeur artistique de la compagnie Libre d’Esprit