Critique parue dans La Terrasse d’octobre 2010.
Nikson Pitaqaj et sa troupe réussissent à révéler toute l’humanité blessée de la Marquise outragée par une mise en scène épurée, contrastée et limpide.
Une histoire de famille, où l’amour évident cède la place au rejet et à la haine. Un portrait social, dans un monde en guerre rigoureusement hiérarchisé, où les pères ont pouvoir de décision sur leurs enfants et les soumettent à leur volonté. A l’origine du cataclysme qui déchire cette famille de bonne condition, le mystère d’une grossesse non expliquée, tourmentant sans relâche la Marquise d’O, veuve et mère, et déclenchant la fureur de ses parents et de son frère. Une fille aimée et aimante devient ainsi objet d’opprobre et signe de déshonneur, même si la mère saura mettre à jour son innocence. La pièce commence sous les bombardements et la Marquise agressée par des soldats a été sauvée par le Comte, qui propose de l’épouser. Silhouette massive, visage impassible, le Comte énigmatique – sauveur ou diable ‘ -, avoue : « je vous aime extraordinairement ». La nouvelle de Kleist (1777-1811), d’une grande intensité dramatique, dépeint les affres de la honte, du désir refoulé et de la culpabilité. L’action se situe lors de l’intrusion des troupes russes en Italie du Nord, au début du XIXe siècle, mais Nikson Pitaqaj a pensé aux Balkans, pays de son enfance, pour cette adaptation.
Infamie de l’humiliation
La mise en scène parvient avec sobriété et économie de moyens à composer un tableau limpide, épuré et contrasté de cette famille disloquée, un tableau dessinant nettement à travers les déplacements, les silences et les visages toute l’infamie de l’humiliation frappant la marquise, toute l’injustice de son bannissement. La musique lancinante reflète le chaos qui saisit les personnages. Les costumes tous identiques participent à cette volonté de donner sens à l’univers visuel : ils corsettent élégamment les personnages et les figent dans une allure hiératique et quasi militaire. La part des dialogues a été réduite, l’incarnation et le jeu insufflant à chacun des personnages tous très bien interprétés une qualité de présence, montrant la violence et l’ambiguïté des relations autrefois si simples et aujourd’hui cruelles et perverties. On craint à un moment une schématisation excessive, mais plus la représentation avance, plus la mise en scène et les personnages gagnent en intensité et en capacité expressive. Soumise à la rigidité et la froideur de codes stricts, à une violence démultipliée attribuant le déshonneur à la victime innocente, la Marquise, irrémédiablement obéissante, accompagnée ici tout au long de la pièce par sa petite fille, exprime pleinement toute son humanité blessée. A voir aussi par la même troupe le second volet du diptyque Kleist, La petite Catherine de Heilbronn.
Agnès Santi