Critique par Michèle Bigot parue dans Madinin’Art le 20 juillet 2014.
La persécution et son délire
Largo Desolato – Cycle Václav Havel,
Mise en scène : Nikson Pitaqaj, Festival d’Avignon off, Espace Alya, juillet 2014
Partie du cycle Václav Havel, soutenue par le centre tchèque de Paris, la troupe « Libre d’Esprit », en résidence à l’épée de bois à la Cartoucherie de Vincennes, présente Largo Desolato, visites à Léopold, la pièce de Václav Havel écrite en 1984, à sa sortie de prison, dont l’accent autobiographique est persuasif. Son héros se nomme Léopold Kopriva. Ce double de l’auteur vit cloîtré dans son appartement, tenaillé entre un fantasme de persécution et une persécution réelle. Dans ce pays totalitaire, à l’instar de Galilée, il est harcelé par les autorités qui veulent lui faire désapprouver publiquement un texte qu’il a signé et qui fait des vagues.
Va-t-il renier son texte et son engagement ? Tout l’argument est là, le huis clos de l’appartement, traversé de façon intempestive par des courants d’air, des allers et venues d’ intrus de tout poil (ses partisans sont aussi importuns que les policiers) représente heureusement l’intérieur de sa conscience tourmentée, déchirée par des mouvements contraires. Il concentre sur sa personne toutes les douleurs engendrées par une société totalitaire, avec ses frustrations et le sentiment de persécution qu’elle génère inévitablement. Le régime finissant s’arc-boute sur des certitudes vacillantes et fait peser sur un seul homme une étouffante torture morale.
Léopold est un homme assiégé, et la mise en scène, organisant le ballet des figurants autour de lui, restitue sur la scène cette impression d’encerclement. Ses partisans le harcèlent de leur soutien moral encombrant (ce rôle étant assumé par deux comédiens remarquables, figurant la lourdeur insupportable de leur soutien par une répétition verbale insane et une mimique d’abrutissement total) ; les femmes qui l’entourent, légitime ou maîtresse, sont étouffantes, castratrice pour l’épouse et envahissante pour la maîtresse à la sensualité poisseuse. La police d’état le tarabuste, aussi indiscrète et doucereuse que menaçante.
C’est de cet étouffement, dont la seule issue est l’alcool, que la scénographie cherche à rendre compte. Léopold sombre peu à peu, tout le plateau tournoie autour de lui dans un vertige étourdissant. Son esprit vacille, il est gagné par le renoncement total, pris en tenaille entre les menaces des uns et les exigences des autres. Belle figure de l’aliénation, Léopold ne s’appartient plus, pour avoir voulu être un personnage public, un penseur et un leader politique.
Belle figure de l’aliénation, Léopold ne s’appartient plus, pour avoir voulu être un personnage public, un penseur et un leader politique.
Entre absurde kafkaïen et humour noir, la pièce se déroule dans une ambiance très angoissante, couleur mitteleuropa (on pense au film La vie des autres), sans renoncer à l’ironie qui a permis à l’esprit de survivre dans ce raz-de-marée de la pensée totalitaire. Le texte de Havel est fort ; pourtant il paraît quelque peu lointain au spectateur d’aujourd’hui en butte à d’autres formes de barbarie et de rejet de l’autre, plus radicales et à coup sûr moins feutrées.
Saluons la performance d’acteurs et la belle idée de cette troupe qui présente par ailleurs un autre spectacle autour du thème de la paranoïa, Mon ami paranoïaque, de Nino Noskin ,première partie de la tétralogie Raki, Raki, Raki. Cette dernière pièce laisse éclater la violence qui reste sous-jacente dans Largo Desolato, la persécution bien réelle de celle-ci laissant place à son délire, dans celle-là.
Avignon, le 20/07/2014
Michèle Bigot