Texte : Nino Noskin
Mise en scène : Nikson Pitaqaj
Avec :
Henri Vatin
Lina Cespedes
Yan Brailowsky
Anne-Sophie Pathé
Marc Enche
Nikson Pitaqaj
Frédéric Slama
Oscar Hernandez
Luna Pitaqaj
Création lumières
Piotr Ninkov
Décor
Sokol Prishtina
Costumes
Drita Noli
Résumé
Après la guerre, Drasko, candidat aux élections et soutenu par le Général Pilat le Pons, représentant du Pays des Merveilles Unies, promet à sa voisine, Marie, de l’aider à retrouver son fils défunt, mais celle-ci ignore que c’est précisément cet homme qui fut le bourreau de son fils. Pendant la guerre, il l’a tué gratuitement et au hasard dans la foule, quasiment sous les yeux du Général, déjà présent pour apporter la Paix, et qui, buvant le raki que Drasko lui offrait, ne voyait rien des crimes commis autour de lui. Le texte traite de la Guerre, l’histoire se situe au moment clé de la chute de l’ex Yougoslavie. Il met en exergue un choc des cultures, des valeurs, des moyens d’expression, entre le socialisme communiste et le nationalisme qui s’appuie sur la religion pour imposer ses idées.
Mise en scène et scénographie
Le personnage de Marie conclut la pièce en suppliant sa fille d’aller « raconter ce qui s’est passé ». Nino Noskin témoigne de la descente aux enfers de l’ex-Yougoslavie, mais surtout des dangers d’un pays de toutes les craintes, entre socialisme communiste, nationalismes extrémistes et instrumentalisation de la religion. Toutefois, l’histoire que raconte Nino Noskin, qui n’est ni située, ni datée, prend la forme d’une allégorie. Le seul pays nommé est « le pays des merveilles unies », conférant à l’histoire une valeur intemporelle, universelle et emblématique, une mise en garde contre la déshumanisation de l’homme opérée par la Guerre. Mes démons dépeint un monde d’hommes au sein duquel femmes et enfants sont bafoués, pervertis, réduits à des fantômes, vivants ou morts. Si le premier mouvement du projet Raki raki raki (Mon ami paranoïaque) évoque la montée de la Peur de l’Autre, Mes démons (deuxième mouvement) proclame l’avènement de la Guerre. Rêve (Mon ami paranoïaque), figure féminine qui avait tenté de préserver l’homme de la folie a bel et bien été détruite à l’aube de Mes démons. Un enfant a été tué, par inadvertance, par un dirigeant qui en blague auprès de ses confrères. Marie est morte depuis le jour où son fils de douze ans a été tué. Elle parcourt la pièce comme un fantôme demandant sans cesse à qui veut l’entendre où est son fils. Magdalena est morte depuis le jour où elle a cessé d’exister aux yeux de sa mère qui n’est plus préoccupée que par son fils défunt. Refusant d’être une femme, donc une victime, elle emprunte le comportement des hommes et sombre dans la colère et les excès.
Dans Mes démons, la sphère privée et la sphère publique se heurtent. Drasko n’est pas seulement l’homme qui a tué son fils, il est aussi le voisin de Marie, avec qui elle entretient les meilleures relations quotidiennes. La décadence ambiante n’empêche pas les « petites gens » d’aller chercher leur pain à la boulangerie, de faire preuve de solidarité en partageant le pain, comme on partage le corps du Christ, de danser… Toutefois, la sphère publique prend toujours le pas sur la sphère privée, la diffusion mécanique de l’hymne, distillé tout au long de la pièce comme un refrain, « re-frein » à la liberté individuelle, ordonne la cessation de toutes activités personnelles et humaines. Paradoxalement, ce sont les petites gens qui respectent le plus scrupuleusement l’arrêté de vie imposé par l’hymne, les hommes politiques étant davantage occupés à surveiller que tout le monde effectue bien le salut plutôt qu’à l’effectuer eux-mêmes, le Général Pilat le Pons allant jusqu’à démonter le haut-parleur qui diffuse l’hymne qui interrompt son discours.
La sphère politique, fidèle à l’adage, « faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais », utilise l’hymne comme un outil de manipulation auquel elle ne se soumet pas, désireuse de conserver le pouvoir. La sphère politique est donc publique et elle devient un véritable show, l’entertainment qui détournera la conscience commune. La campagne électorale de Drasko parie sur une mise en scène positive, des images savamment étudiées, des applaudissements fortement encouragés pour ponctuer les différents discours, des témoignages valorisants soufflés à des personnages atypiques au fort capital de sympathie… On se croirait sur le plateau d’une émission de divertissement, qui prend des allures de « Perdu de vue », émission destinée à attendrir la fameuse ménagère, lorsque Drasko fait la promesse solennelle de retrouver le fils de Marie afin de recueillir tous les suffrages en jouant sur la corde émotionnelle.
Les personnages de la sphère politique témoignent d’une corruption endémique où le raki et les armes, les faux recueillements et les faux sourires ont la part belle. C’est pour prouver au Fils du Diable qu’il est l’homme de la situation que Drasko tire nonchalamment par la fenêtre et tue sans le savoir le fils de Marie. Le goût du raki est le point commun à tous, que ce soit Pilat le Pons ou Drasko. Pendant que l’on trinque au raki, on ne se préoccupe pas du sang que l’on fait couler, on ne parle pas. Pendant que Drasko, Pilat le Pons et Le Fils du Diable boivent, Ranko, vêtu d’un tablier de boucher transvase du sang d’une petite bassine dans une plus grande, ou fait couler le sang de son tuyau d’arrosage. L’incompétence est un autre point commun à tous ces hommes politiques, à l’exception de Le Fils du Diable , souvent en arrière-scène, qui tire les ficelles de ses marionnettes. Il est toujours question du « travail » à faire mais au final, il y a beaucoup de bavardage mais aucune action : on répète inlassablement la même chose pour gagner du temps, on songe à se marier, Drasko se préoccupe de son mal de dos qu’il veut faire soigner de la manière la plus érotique. La seule réponse qui est apportée au peuple est bureaucratique, elle n’a pour objectif que de le faire patienter, en arpentant les couloirs de « la maison des fous ».
Le texte de Nino Noskin est empreint d’un humour acerbe quant à l’incompétence et l’inertie des personnages de la sphère politique. Les dialogues où chacun se renvoie la balle pour ne pas avoir à répondre, les éternels reports d’une éventuelle action, les frasques de Ranko et Drasko qui font se répéter successivement tous les personnages qui doutent de leur rendement : « Mais vous êtes sûrs que… », sont savoureux. Ainsi, à l’exception de Le Fils du Diable , manipulateur satisfait, les personnages crapotent dans leur médiocrité. L’écriture, construite sur le modèle d’un puzzle, qui alterne entre des actes traduisant le passé, le présent et le futur, traduit subtilement le fait qu’ils tournent en rond. Ces personnages frisent le ridicule, et nous deviennent par le fait, si ce n’est sympathiques, humains dans leur dimension pathétique. Le phénomène d’identification permet d’optimiser la mise en garde de Nino Noskin contre la corruption de l’humain par la Guerre. Ces personnages se déculpabilisent en se déclamant les défenseurs contre « les ennemis du peuple », ces dissidents qu’ils appellent des « nazis », quand ce sont eux, au contraire, qui œuvrent, sans en avoir parfois même conscience, à une éradication des Droits de l’Homme. Ainsi, Nino Noskin nous incite à être vigilant et sa mise en garde résonne particulièrement en moi, ici et maintenant.
*Illustrations : Monsieur U, Pauline Flotz
Graphisme : Ozan