Critique par Philippe DOHY publiée dans Théâtrothèque.com le 29 septembre 2009.
« L’intelligence de l’âme de chacun, voilà le dessein majeur de Dostoïevski qui, ici, est bien mieux rendu, malgré quelques coupes possibles pour l’épurer. Dans l’une des magnifiques salles de la Cartoucherie de Vincennes, à l’Épée de bois, se joue cette nouvelle adaptation, établie directement sur la base du texte russe par Coralie Pradet, d’origine russe, et Nikson Pitaqaj, d’origine albanaise, qui signe aussi la mise en scène, très originale. Ceux qui aiment Dostoïevski, les écrivains russes, et cette mystérieuse âme slave, faite de fureur et d’infini, de langueur et d’exaltation, de mélancolie et de soubressauts, se retrouveront chez eux. Quinze acteurs, dont certains jouent deux personnages, restituent bien, avec beaucoup de présence et d’implication, ce mouvement constant, entre le faire et l’être, entre la noirceur et l’imperfection de l’humain et sa recherche de pureté et d’absolu, entre la culpabilité et la rédemption. L’homme russe cherche à comprendre ce que Dieu attend de lui, et à le théoriser. Jusqu’aux extrêmes : la morale ne justifie pas le crime, c’est le crime qui vient justifier la morale. Quelques illustrations massives et sanguinaires de ce paradoxe sont inutiles…
On s’en rappelle, Raskolnikov, pauvre étudiant solitaire, dans un monde rongé par la misère, se considère comme un être supérieur ayant tous les droits, dont celui de tuer ceux qui sont des obstacles aux « progrès » de l’humanité. Considérant que la vieille usurière perverse qui le roule sans cesse, est un parasite pour la société, il décide donc de la supprimer. Ensuite commence le jeu entre le chat et la souris, entre le juge d’instruction Porfiri (ici une femme) et le meurtrier. Crime et Châtiment est souvent considéré comme le premier polar de l’histoire : crime, enquête, policier… Il aurait servi de modèle de base aux créateurs de Columbo 🙂
La plupart des adaptations théâtrales précédentes resserrent alors l’action autour de Raskolnikov, du meurtre du duel et de l’enquête. Ce n’est pas ce qu’a souhaité la Compagnie Libre d’Esprit. « Nous voulions faire exister chaque personnage, approfondir chaque thème et respecter ainsi le projet de Dostoïevski, qui est de tracer le tableau d’une société toute entière, dégradée par les injustices sociales, le pouvoir, l’argent, la violence…, dit Nikson Pitaqaj. J’ai retrouvé dans cette œuvre la brutalité, la misère et le caractère impitoyables auxquels j’ai été confronté dans mon pays d’origine. Mais les signes de cette dégradation commencent à être visibles en France, et c’est pourquoi ce roman est si proche de nos préoccupations. »
Faire tenir ainsi la dynamique et l’énergie de quinze acteurs dans deux parties (un soir sur deux ; sauf le samedi où elles sont coupées d’un simple entracte) avec cette fluidité chorale et intelligente est déjà une belle réussite pour un jeune metteur en scène, fort prometteur ; et pour ces quinze acteurs dont on perçoit, aussi, le grand plaisir d’être là et de jouer ensemble. « Chaque soir est un cadeau« , me témoigne une comédienne. C’est donc avec d’autant plus de plaisir que je leur ferai quelques simples suggestions, pour aller plus loin, si possible, dans cette création qui mériterait de pouvoir s’installer quelque part, dans la durée.
D’abord, il y aurait à trancher plus clairement entre littérature, cinéma et théâtre (au profit du dernier 🙂 S’éloigner de l’axe « littérature » : le texte serait à couper un peu plus, sans le considérer comme sacré. Se défaire de l’axe « cinéma » : multiplicité des lieux sur la scène, « à la manière » de Dogville si l’on veut, mais trop nombreux et trop petits. S’appuyer sur le potentiel théâtral de cette équipe formidable : laisser aux acteurs davantage de liberté de jeu, de liberté « d’improvisation », en ne les obligeant pas à souligner des intentions et des enjeux dramatiques que le texte suffit à porter ; et leur laisser plus d’espace scénique où se déployer. Tout cela clarifierait pour le public quelques passages un peu chargés.
Ensuite, il pourrait être intéressant de débarrasser Raskolnikov de ses geignardises, petites frayeurs, lamentations, mendicités… Non au Raskolnikov qui chouine 😉 Raskolnikov est un cérébral, fier, orgueilleux, arrogant quelquefois. D’ailleurs, chaque fois que l’acteur joue dans ce deuxième registre, son intériorité irrigue tout son jeu, l’éclaire, la transformation est remarquable. Et il trouve naturellement ce « regard fixe et brillant » si cher à Dostoïevski, présent chez nombre de ses personnages ; par exemple : Nastassia Filippovna, de l’Idiot ; ou le Joueur Alexeï Ivanovitch ; ou Dimitri et Aliocha Karamazov. Etc. Qu’il reste dans ce registre.
Le spectacle exprimera ainsi toutes ses possibilités actuelles ; et il est déjà d’une qualité bien supérieure à la moyenne. Noter aussi l’excellent travail sur le son, la lumière, le décor, les costumes. Et concevoir ou obtenir, svp, un dossier de presse et un programme, où la distribution sera clairement indiquée, avec un bref CV et la photo de chaque acteur. Ce n’est pas un détail : ces quinze comédiens défendent si bien leur personnage qu’il serait précieux de ne pas les oublier 🙂 »