Critique parue dans : Témoignagechrétien.fr, le 16 juillet 2013.
De l’interrogatoire considéré comme un art martial…
Par Arnaud Montjoye
Jusqu’au 31 juillet, la compagnie Libre d’esprit joue Audience, Pétition et Vernissage, au festival off d’Avignon. Écrites entre 1975 et 1978, ces trois courtes pièces de Vaclav Havel évoquent les effets d’un système totalitaire qui pèse sur l’homme et fait de sa vie un mélange de peurs, de frustrations et d’hypocrisies.
On le dit, l’alcool supprime l’inhibition, encourage la confidence, provoque la complicité, et surtout, délie les langues. Est-ce pour ces raisons que la compagnie de théâtre « Libre d’esprit » a choisi de présenter trois variations de Vaclav Havel sur l’interrogatoire ?
Nikson Pitaqaj vient des Balkans, du Kosovo plus précisément, et dans les trois pièces de Vaclav Havel qu’il met en scène, l’alcool est un personnage à part entière : une sorte de passerelle entre celui qui tour à tour interroge, quémande, exige ou supplie et celui qui est interrogé. Et n’en finit pas de se taire, comme si le silence était la seule réponse dont dispose le Dissident.
Un silence tout relatif d’ailleurs, ponctué de fuites verbales et de gestes quasi-clandestins. Que ce soit lors d’une invitation chez un couple d’amis (Vernissage), de retrouvailles avec un vieux confrère écrivain plus conciliant avec le système (Pétition), ou de l’entretien avec le patron de la brasserie dans laquelle il travaille (Audience), Ferdinand Vanek, double imaginaire de l’auteur – lequel fut condamné par les autorités tchécoslovaques après le Printemps de Prague, puis devint l’un des visages de la « révolution de velours » avant d’être élu président de la République Tchèque de 1993 à 2003 -, écrivain interdit pour dissidence, se retrouve acculé : chacun des personnages qu’il rencontre exige une réponse, et chacun d’entre eux, à sa manière, pratique l’interrogatoire comme un art martial. Un art dévoyé permettant la liquidation d’un individu déviant ou nommé tel avec en prime la douteuse satisfaction du devoir accompli.
Mais voilà, l’emmerdeur dissident sait à merveille se taire. Ou plus exactement, sait précisément que lorsqu’il parlera, ce ne seront que des mots anodins « il est temps que je m’en aille … / … Que veux-tu dire ? …/… Mais oui je bois ».
TRANSPARENCE TOTALITAIRE
Tous sont les protagonistes d’histoires précises, la « leur » et la « sienne » inextricablement empêtrées dans la gadoue de l’Histoire. Et c’est pour cela que tous sont « dignes d’être montrés ». Avec leur terrifiante naïveté, leurs peurs intimes, leurs saloperies petites ou grandes, leur auto-apitoiement.
Mais le Dissident a, lui aussi, une exigence, celle d’être simplement ce qu’il est : un écrivain dont le travail a payé le plus lourd des tributs à la sincérité, à la lucidité, à l’humour… Un quidam ordinaire soumis à une transparence totalitaire.
Et comme rien n’est simple, même dans le monde décomplexifié de la dictature, il arrive qu’au détour d’un dialogue, qu’à la faveur d’une posture, qu’au risque d’un geste, la situation se renverse. Que le bourreau se retrouve à la merci de sa victime.
« Le théâtre de Vaclav Havel est un théâtre qui n’assène pas, n’affirme pas, ne sait pas », écrit Nikson Pitaqaj dans sa présentation du Cycle Vaclav Havel. Écrites entre 1975 et 1978, ces trois courtes pièces, Audience, Pétition, Vernissage, sont intemporelles puisqu’il s’agit « d’une vision d’en bas des effets d’un système totalitaire qui pèse sur l’homme et fait de sa vie un mélange de peurs, de frustrations et d’hypocrisies » ajoute Nikson Pitaqaj.
LÉGERETÉ ET LUCIDITÉ
C’est aussi pour cette raison que sa mise en scène est minimale : des chaises, une table, les spectateurs en décor quasiment malgré eux. Puis la sincérité des comédiens, Henri Vatin, Joseph Hernandez, Lina Cespedes, Yan Brailowsky, Zachary Lebourg ; une sincérité non dénuée de clins d’œil, de minuscules bras d’honneurs aux conformismes ; une façon d’occuper le huis-clos et d’y traînasser leurs émotions ; leur complicité enfin dont on pressent qu’elle est naturelle et n’obéit qu’à sa propre dynamique.
La Compagnie s’est d’ailleurs choisie un beau nom : « Libre d’Esprit ». Un nom qui évoque sans emphase la légèreté, tantôt insoutenable, tantôt jubilatoire mais toujours en proie aux contradictions de l’être, mais aussi la lucidité sans laquelle disparaîtrait ce sentiment d’urgence qui continue de nous saisir chaque fois qu’une saloperie se déroule quelque part dans le monde.
Il n’y a pas de rôle attitré, chacun est tour à tour soumis à la question, victime ou bourreau. Les comédiens intervertissent les rôles au gré des représentations, montrant ainsi toutes les équivoques de l’individu lorsque le politique envahit l’espace pour mieux le contrôler.