Critique publiée dans Les Trois Coups le 5 octobre 2010
Deux pièces, et le temps s’arrête. Ou se perd en d’incroyables détours. Cinq minutes auparavant, nous étions au Théâtre de l’Épée-de-Bois, investi depuis le 10 septembre 2010 par le festival Un automne à tisser. Et voilà que la Cie Libre d’esprit, avec « la Marquise d’O… » et « la Petite Catherine de Heilbronn » de Kleist, nous propulse dans un espace-temps singulier, dans une violence glaçante, et fascinante.
« la Petite Catherine de Heilbronn » | © D.R.
Tonnerre. Les éléments naturels paraissent entrer en résonance avec les activités humaines. C’est que la guerre éclate et qu’elle brouille les frontières entre le ciel et la terre. Elle est une fulgurance dans laquelle l’horreur se confond avec une hallucination. Aussi, quand la marquise d’O est renversée puis violée, la réalité de cette agression semble se dérober avec les assaillants, sans laisser de traces. On croit un instant que son sauveur, l’insaisissable comte F…, a effacé l’outrage, et son souvenir. D’ailleurs, quand elle surprend chez elle les premiers signes de grossesse, la marquise ne comprend pas. Veuve, elle vit avec sa fille et ses parents, et nie avoir connu d’autres hommes que son défunt mari…
C’est là que le drame réside. Dans le rejet de la femme violée, plus que dans le viol lui-même. L’adaptation au théâtre du roman de Kleist, la Marquise d’O…, se devait alors de rendre compte du poids d’une société bourgeoise sur les individus, sur les femmes en particulier. Pour cela, le metteur en scène Nikson Pitaqaj a choisi de situer l’action dans les Balkans plutôt qu’en Italie du Nord, ce qui accentue la portée contemporaine de la pièce, et signifie surtout l’universelle cruauté des institutions humaines. Car ce contexte n’apparaît que de façon allusive, ce qui permet à la fabuleuse horlogerie sociale qui se met en marche devant nous d’agir comme un conte cruel, métaphore de toute société bourgeoise.
Le silence compose la partition de cette Marquise
Radical, le parti pris de la géométrie précise, minutieuse, donne à la pièce les allures d’une mécanique complexe. L’autorité de chaque personnage se mesure au nombre des regards qui se tournent vers lui, à la durée du silence qui les accompagne. Avec la musique si particulière de Grégoire Lorieux, d’un baroque heurté et strident, le silence compose la partition de cette Marquise. Il est même celui qui prend le plus de place, qui concentre les émotions les plus fortes. Le visage des acteurs s’y fige en des expressions d’effroi intense, balayées par des actions soudaines. Le tableau qu’offre la famille de la marquise est saisissant. La plupart du temps serrée sur un petit banc, parfaitement immobile, elle incarne à elle seule la rigidité effrayante des esprits.
Pour la seconde partie du diptyque, la Petite Catherine de Heilbronn, Nikson Pitaqaj laisse place à Coralie Pradet, parfaite auparavant dans le rôle de la marquise. D’emblée, le changement de mise en scène se fait sentir. Bien loin de l’économie de paroles et de gestes de la première pièce, celle-ci s’ouvre sur un vieillard larmoyant, tremblant, se jetant à terre par désespoir. Les sentiments passent donc ici par les gestes, par des déplacements pressés, qui contrastent nettement avec la lenteur glaçante de la Marquise d’O… Pourtant, tout n’est pas aussi simple qu’il y paraît : les émotions peuvent prendre des formes trompeuses, et l’amour se présenter sous les traits de la haine.
La pureté côtoie les pires monstruosités
C’est bien le cas du comte de Strahl, pour qui Catherine éprouve une passion immodérée. Or tout dans la scénographie concourt à désigner la jeune fille comme étant le personnage le plus pur de tous : son costume blanc la nimbe d’innocence, tandis que les autres, de noir et de rouge vêtus, portent la trace d’une faute qui imprègne tout leur être. C’est aussi autour de Catherine que les acteurs semblent s’organiser sur scène : qu’elle soit piétinée ou portée aux nues, c’est elle qui détermine toute action, et qui perturbe le cours normal des choses. La pureté côtoie les pires monstruosités, alors elle effraie. C’est ce que les deux musiciens présents sur scène paraissent aussi exprimer. Face à face, ils semblent mener un combat. À armes pas vraiment égales : trois guitares électriques contre un luth. Une confrontation entre la pureté du baroque et la violence du rock.
Mais, à l’image des deux spectacles dans leur globalité, cet ensemble musical célèbre aussi la rencontre de deux époques : celle de Kleist et la nôtre. Le défi est relevé : à l’issue de ces deux pièces, séduit par l’univers de l’auteur, on ne peut s’empêcher de réfléchir au parallèle proposé par les deux mises en scène. ¶
Anaïs Heluin
Les Trois Coups