Critique de Rudolphe Pignon parue dans Le Crabe des Arts le 19 juillet 2014.
« Mon ami paranoïaque » décrypte l’arrivée progressive de la folie chez un garçon solitaire. Si les bombes à retardement psychotiques vous intéressent, vous serez comblés.
Pour l’adaptation du premier mouvement de la tétralogie des Balkans, Raki Raki Raki, la compagnie Libre d’Esprit choisit l’épur. La scène ne contient qu’un lit de camp, ainsi qu’un siège s’apparentant à une cage à oiseau, dans lequel se trouve une fille. Nous sommes dans l’appartement de notre héros Antoni, qui cherchera sans cesse à se convaincre qu’il est le maitre des lieux. Car malgré son physique imposant, ce grand barbu n’est pas rassuré. Peut-être à cause d’une futile altercation avec son voisin. Et lorsque son ami Franki débarque, ce qu’il fait à de nombreuses reprises, il sèmera la graine du doute chez Antoni, ce dernier doit-il être prêt à se défendre, se trouve-t-il en danger ? Et cette graine ne fera que s’accroître au fil des échanges avec cet ami suspect, jusqu’à provoquer le pire.
L’étrangeté possède Mon Ami Paranoïaque du début à la fin. Où sommes-nous ? La vacuité de la scénographie nous laisse à penser que tout ceci n’est qu’un rêve, d’autant que les échanges entre Franki et Antoni sont surréalistes, de par les silences que les comédiens imposent au texte, et que la fille/oiseau n’existe pas pour Franki, comme si elle n’était que la conscience d’Antoni. Et ce dernier se complaît à la menacer dès qu’il est seul avec elle. Le spectateur est ballotté entre la réalité et l’intérieur d’une conscience malade. Antoni est-il schizophrène ? Les autres personnages sont-ils le reflet de sa conscience ou existent-ils ? A chacun de se faire sa propre idée.
La tension est constante tout au long du spectacle, entre menace concrète tantôt au public, tantôt aux protagonistes, et amusement cruel. Le spectateur s’interroge, la pièce est-elle drôle ou pathétique ? Car tandis qu’Antoni s’amuse avec la fille, cette dernière est terrorisée, et Franki semble incarner un marchand d’armes, un vendeur d’angoisses pour l’autre. Et l’imaginaire du spectateur navigue agréablement malgré son sujet lourd. Le personnage central va même jusqu’à nous rappeler un fanatique, lorsque, crâne rasé et barbu, il sort un tapis.
Le spectacle n’est pas décontracté et joyeux, pourtant il séduit et pose question grâce à des comédiens impliqués et convaincants. On rit de la cascade de paranoïa qui submerge Antoni. A la fin de la pièce, on sent que le héros, l’oeil vicieux, au bord de la rupture, a dépassé les bornes et c’est jubilatoire.