Critique d’Arnaud de Montjoye dans Témoignage chrétien, parue le 15 juillet 2014.
Paumés dissidents
Mon ami paranoïaque
De Nino Noskin
Première pièce d’un cycle consacré à Nino Noskin (auteur kosovar), Mon ami paranoïaque est d’abord un commentaire de guerre. Pas la grande, ni l’héroïque, ni la justifiée… Juste la sale guerre de paliers ou de paillassons, la guéguerre quéquette que le sapienstrois fois sapiens trimballe dans ses poches. Une guerre quasi-dissidente eu égard aux autres, une guerre en ex-Yougolslavie par exemple, improbable, quasi-niée, et dont le souvenir ne hantera que ses victimes collatérales.
En l’occurrence ce jeune homme étendu sur un lit, rêveur, qu’on imagine doux, attentionné envers sa compagne, immobile elle est dans son boudoir, pas loin du lit, il joue un air de guitare, fredonne.
Là encore, il s’agit d’une chambre dont la fenêtre donne sur le public. Ce jeune homme n’est rien de particulier, certes pas dissident, à peine égaré. Jusqu’au jour où un ami débarque. Un ami qui te veut du bien, que du bien et à propos, quid de ta fâcherie avec ton voisin ? Quid de ta sécurité car il faut bien l’avouer, les choses changent, le monde change et la sécurité est devenue supplique.
On trinque alors, à la santé, à la sécurité, à la liberté que procure la possession d’une assurance-vie létale (dont on ne se sert pas bien sûr, nous sommes dans le domaine extensible de la dissuasion), la vie est belle. Mais dangereuse. Et un doute s’insinue. L’ami, un marchand d’armes ? Le jeune homme, un taxi-driver potentiellement sniper ? Le boudoir de la fiancée, un bunker ? La montée de la peur, une parano, encore une ?
Le doute grandit, devient no man’s land barbelisé de certitudes d’autant plus fausses qu’elles sont fragiles. L’identité individuelle, brute de décoffrage, à la fois alpha (ah la jouissance de ce coup de carabine tiré dans la direction de la fenêtre du voisin !) et oméga (aïe ce positionnement final qui devrait mettre un terme à l’histoire en une gigantesque explosion de rires inquiets), n’est plus que le justificatif d’une névrose collective, d’un égarement universel.
Et une fois de plus, le jeu des comédiens, passant tour à tour du chuchotement au cri, de la supplique à l’exigence, la façon dont le jeune homme apprend chaque geste de survie et l’applique sous les yeux du public, les nœuds que suggère le moindre geste de la fiancée, l’étreinte de la main de l’ami lorsqu’elle donne l’arme, tout cela finit par acquérir une épaisseur réelle qu’on aimerait simple cauchemar duquel on va se réveiller.
Première pièce de « Raki », tétralogie traitant de « l’état de guerre », Mon ami paranoïaque pourrait servir d’illustration à ce vieux slogan orwellien : « La guerre, c’est la paix ».