Article paru dans Libération le 23 juillet 2018
COMIQUES DE COMPÉTITION À AVIGNON
Chaque année, le festival off draine son cortège d’humoristes, en solo ou en troupe. Entre séance de tractage et course à l’audience, un passage obligé mais peu lucratif pour tenter de sortir du lot et séduire un public enclin à se divertir.
Ils sont le premier contact du festivalier avec la ville. Une fois dépassés la gare et les bouquinistes, on les voit, suant, beuglant, pris en sandwich entre des affiches, tendant leurs tracts. Les comiques. Certains sont déguisés, d’autres jouent des sketchs en direct, tous vendent leur came. Ils sont la face grouillante d’un monde qui se disperse dans un réseau de salles (Palace, Paris, Pandora…) où se débite par tranche d’une heure l’humour dispensé aux festivaliers. Au point qu’on peut se demander s’il n’y a pas trois festivals : le in, le off, et le festival du rire. Y a-t-il donc trop de spectacles comiques ? Pour quel public ? Comment s’en sortent les artistes ? Et de quel œil l’encadrement du off voit-il la montée en puissance du secteur ? Enquêtons avec tract et doigté.
Le metteur en scène Nikson Pitaqaj fréquente le Festival depuis sept ans. Au répertoire de sa compagnie, Libre d’esprit, un cycle Vaclav Havel, Platonov, Kleist… Pitaqaj craint que l’humour, toujours plus présent et agressif dans les rues d’Avignon, ne finisse par nuire à la création. «Et je me suis rendu compte que j’avais tort, explique Pitaqaj. Il n’y a pas plus de comiques aujourd’hui que par le passé. Le ratio tourne toujours autour de 10 à 12 % des spectacles. Cette année, la catégorie humour comporte 168 titres sur les 1 538 présentés.» On passe à 20 % quand on ajoute aussi les pièces comiques – où le panachage est grand, Horovitz et Beckett côtoyant Je buterais bien ma mère un dimanche ou Il n’y a pas que les écureuils qui aiment les glands. Pitaqaj, qui est aujourd’hui vice-président du festival off, affine : «Ce qui distingue le secteur, c’est véritablement la politique de tractage massive, redoutable. Les artistes comiques sont plus présents sur le terrain, et également à la télévision. Cela fausse la perspective et donne l’illusion que l’humour est prédominant.»
«Vitrine»
Le tractage : c’est la base. Cela fait partie du spectacle. Laurent Beltrando, directeur artistique du Palace, usine à comédies située à l’entrée d’Avignon, n’en démord pas : «Il faut être vu dans la rue pour être vu dans la salle. C’est une lutte, huit heures par jour avec le tract à la main. Des festivaliers qui n’ont pas encore décidé quel spectacle ils allaient voir peuvent être séduits par deux jeunes autoproduits qui défendent leur affaire.» Les grands noms (Bigard, Semoun, Artus…) n’ont pas besoin de se vendre. «Encore que… D’autres spectacles sont programmés aux mêmes horaires, et si le badaud a le coup de cœur après un tractage, il laissera tomber le grand comique qu’il voit aussi à la télé.»
«Ici, c’est une jungle ! s’exclame Manon Lepomme. Et le fait de tracter soi-même peut emporter le morceau. Les festivaliers apprécient de voir que l’artiste en scène va aussi se vendre dans la rue.» L’humoriste belge a fait venir d’outre-Quiévrain son équipe de tracteurs, et le poste communication pèse lourd dans son budget : 7 000 euros, soit un tiers du coût de sa tournée à Avignon. Elle y présente pour la deuxième fois son spectacle Non, je n’irai pas chez le psy au Paris, tous les jours à 14 h 30, dans une salle dont la jauge est de 95 places. L’an passé, elle s’autoproduisait au théâtre de la Tache d’encre. Cette année, elle a monté de niveau, s’est adossée à une boîte de prod, Adone, et c’est elle qui a tenu à revenir au Festival. «C’est important d’y être, c’est une vitrine. L’occasion de rencontrer un concentré de professionnels et de programmateurs. On y va pour gagner des contrats. En plus, l’humour belge a le vent en poupe : ces temps-ci, on adore les Belges.»
Retour au Palace, qui propose aussi une jeune comique belge, Laura Laune. Mais pas que. Dans ses cinq salles, le directeur artistique déploie sa «philosophie», mise en place depuis trois ans : «Pas de sectorisation, plus d’ouverture. Avec des spectacles pour enfants, des magiciens, des amateurs, des musiciens…» Au total, 45 représentations par jour. Ici, les petites salles sont des «laboratoires» où l’équipe accompagne les artistes en coréalisation. «On ne leur loue pas la salle, on partage les risques et les recettes, 50-50», explique Laurent Beltrando. Les horaires ne sont pas terribles (midi), et les jauges réduites. Au-dessus, bien sûr, se trouve le nec plus ultra : la grande salle de 360 places où passent plutôt des spectacles importés de Paris. Car le directeur du Palace, Philippe Delmas, est aussi celui de l’Apollo, un ensemble de salles parisien. «Les spectacles de l’Apollo ne descendent pas automatiquement à Avignon. On ne prend que quelques titres qui ont bien marché sur Paris pendant l’année. Le reste, ce sont des sollicitations envoyées au Palace par des compagnies.»
Catégories reines
Avignon envisagé comme le reversoir de shows comiques ayant fait leur preuve dans la capitale, la grille de lecture tient la route, sur le même principe que les tournées d’été chères aux chanteurs et musiciens. Manon Lepomme, qui revient donc avec le même spectacle – «chaque fois quand même un peu différent, j’ai dû le jouer 200 fois, chaque représentation est particulière» – le reprendra aussi à partir du 11 septembre au Petit Palais des glaces, à Paris (Xe). Ces shows, sans gros enjeu scénique ou de lumière, sont de très petites entreprises à faire tourner jusqu’à épuisement – quand bien même la notion de succès est à Avignon toute relative. Car même si la salle est complète tous les jours, si les critiques sont bonnes et si le spectacle a déjà fait ses preuves, Manon Lepomme ne perdra pas d’argent mais ne dégagera pas forcément de bénéfices. Le Festival est loin d’être un eldorado pour les comiques, mais il leur permet de s’incruster dans le décor avec l’illusion d’en prendre toute la place.
A l’écart de ces grandes structures, près d’une porte avignonnaise, le Grand Petit Théâtre (GPT), son unique salle, ses 42 places, ses 13 spectacles en alternance. On y entendrait presque les cigales. Ici, on dit avoir le souci de l’accueil, et on aime travailler avec des compagnies que l’on connaît déjà. Françoise Mourlevat, la gérante bénévole, ne traque pas forcément l’humour… et reste surprise de constater que la moitié des spectacles du GPT sont comiques (quatre et demi sur sept diffusés ce jour-là). «Mais le spectre est large. Nous avons aussi la compagnie Double A, qui fait son Spectacle de malAAde, sur le thème du handicap. Beaucoup de théâtres l’ont refusé. Pourtant, c’est très bien, et ça rentre», note la gérante. Ses shows comiques sont panachés. S’y retrouvent les trois catégories reines : les pièces à plusieurs comédiens, les one-man shows et les stand-up.
«Nous avons fait mi-juillet une série de spectacles uniquement stand-up, avec Baptiste Lecaplain, Pierre-Emmanuel Barré, Thomas VDB et Yacine Belhousse. Mais c’est davantage un produit qui marche sur Paris», explique Laurent Beltrando, du Palace. De manière générale, si le stand-up a progressé à Avignon, il reste un «type d’humour parisien»qui n’a pas encore réellement pris du côté des remparts, où restent privilégiés les «comédies familiales ou le one-man show traditionnel. Des stand-upeurs qui cartonnent à Paris ne cartonnent pas forcément à Avignon», prévient le directeur artistique.
Manon Lepomme est plus optimiste : «Il y a beaucoup de tout : one, stand-up, comédies à plusieurs comédiens. Il faut juste trouver sa place.» Et la particularité du Festival, in ou off, est d’être suffisamment reconnu pour attirer un public francophone extrêmement dense et divers. «L’autre jour, j’avais même des Canadiens», sourit-elle. L’idée que les spectacles humoristiques sont privilégiés par un public jeune n’est pas non plus si évidente. Au Palace, on est ravis de constater que les jauges sont garnies de spectateurs de 7 à 77 ans. Plutôt même 77 que 7. Car, quand on consulte les études menées par la direction du off, on s’aperçoit que 53,3 % des festivaliers ont plus de 56 ans (72,5 % ont plus de 46 ans). Pour un public majoritairement féminin (64,5 %).
Crispation
Le vieillissement du public est un enjeu préoccupant. Qui pousse les structures du off à tendre la main aux jeunes spectateurs, avec notamment la mise en place d’une tarification à 9 euros pour les abonnés de 12 à 25 ans. «Il est essentiel de faire venir des jeunes. Même si au final on peut penser qu’une arrivée massive de jeunes spectateurs profitera aussi aux spectacles comiques. Nous faisons le pari de les faire venir, y compris pour l’humour, plutôt que de les perdre», explique Nikson Pitaqaj, le vice-président.
En parallèle, Pitaqaj poursuit son combat pour une réhabilitation de la création dans le off. Il n’y a pas de raison que des compagnies qui travaillent en vue de jouer pour la première fois un spectacle ou une nouvelle mise en scène à Avignon ne bénéficient pas d’un coup de pouce à côté des autoroutes comiques où sont proposés des shows essentiellement créés ailleurs. Pour éviter une certaine crispation de la part des artistes «qui travaillent en amont et se déplacent à Avignon pour de la création», il a mis sur pied un fonds de soutien, depuis deux ans, destiné à éviter la précarisation des compagnies présentant dans le off des spectacles inédits. «Il faut qu’il y ait du respect et une certaine forme de reconnaissance pour le travail de ces artistes. Cette année, le fonds est doté de 240 000 euros et aidera 219 personnes. Cela leur permet de payer les cotisations sociales et de s’inscrire dans une logique professionnelle.» Tout cela est vertueux. Et indirectement, merci qui ? Les frères ennemis comiques bien sûr.